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Nos reconstructions

Par le bout de la Manche

Écrit (dans l’ordre chronologique) par Anaïs Allais, Eva Doumbia, Mariette Navarro, Aurianne Abécassis et Frédéric Sonntag.
Relecture dramaturgique Clémence Weill.
Suite aux rencontres avec Didier, Lahllia, Véronique, Lou, François, Sabrina, Sébastien, Sophie, Gurvan et Jean-Marie.

 

Pour la saison 1 de Nos Reconstructions, nous avons convié au Havre cinq autrices et auteurs pour des mini-résidences au format original : trois jours d’immersion au Havre, la rencontre «à l’aveugle» de deux habitant.e.s confiant l’histoire de leurs reconstructions personnelles, puis une invitation à sillonner la ville seul.es, sur les trace des gens rencontrés… Puis participer à une soirée publique. Enfin, dans le mois qui suit l’aventure, écrire une quart d’heure de fiction théâtrale inspirée de tout ceci.
Ainsi s’est écrite à cinq, en relais, sans se voir ni se parler, cette drôle de pièce documentée et onirique : Par le bout de la Manche.

On y croise des goélands engagés, Jade dont les rêves tracent des schémas, un pirate-recycleur, un préposé de mairie déconfit, Célestin et son passé, Leïla qui a vu le général de Gaulle, Coco qui écoute les femmes, Sabrina qui plante les fondations, des longeurs de côte suspendus… et René Coty. Le tout se passe dans une cité en bout de terre et en bord de Manche.

Toute ressemblance avec des personnes et des lieux réels n’est aucunement fortuite.

• La pièce a été mise en espace en juin 2021 au Fitz, le Volcan, du Havre, par Laëtitia Botella et Clémence Weill avec la troupe du comité Nos Reconstructions.

• Puis enregistrée en version fiction radio. Avec Laëtitia Botella, Jade Collinet, Ismaël Habia, Benjamin Hubert, Victoire Jolivet et Clémence Weill

Prise de son et montage : Claire Barabay et Rémi Dacheux. Durée 1h05.

POUR ALLER PLUS LOIN

> Site de Anaïs Allais
Eva Doumbia
Mariette Navarro
Aurianne Abécassis
Frédéric Sonntag


PARTENAIRES, PONCTUELS
OU PÉRENNES

Ville du Havre, le Volcan, Festival Terres de Paroles, Normandie Livre & lecture, l’Université du Havre, la Maison de l’étudiant, radio Ouest Track, le conservatoire Arthur Honnegger, le TBD, le Pôle Simone Veil, l’Atrium, Port Center, le Fort!, l’AREC, l’AFFD…
Avec le soutien de la DRAC Normandie et de la Ville du Havre.
En partenariat avec le comité de lecture de la Comédie de Caen.

Mise en espace au Volcan, juin 2021
rencontres entre auteur.ices et habitant.e.s-expert.e.s
Affiche : Clémence Michon
Lire un extrait
Par le bout de la Manche, prologue

PROLOGUE

 

 

Jade : J’ai tiré sur les feuilles et la bille rose et blanche qui a surgi du sol n’était guère plus grosse qu’un petit pois. Pour un radis, c’était un peu décevant.

Je n’avais jamais rien cueilli à même le sol je crois. Arracher un légume de la terre, ce geste des plus anciens, je crois que je ne l’avais jamais fait. Le maraîcher me regardait de loin, j’ai cru deviner un sourire sur son visage.

Qu’est-ce que ça change de manger un radis cueilli soi-même ? lui avais-je demandé plus tôt. Ça ne change rien, m’avait-il répondu (avec ce qui m’avait déjà semblé comme l’ombre d’un sourire), c’est toujours un radis. Je savais qu’il ne pensait pas ce qu’il disait.

Le suivant était d’une taille plus normale (je commençais à comprendre la technique), j’ai essuyé la terre et je l’ai croqué. C’était toujours un radis, en effet. Mais il s’auréolait soudainement de tous les gestes qui s’étaient enchaînés pour en arriver là, à cet instant où je l’avais mangé, il était soudainement composé de ces gestes, des gestes qui formaient une histoire, et j’avais ingurgité cette histoire.

Je réalisais que, sans m’en rendre compte, j’en étais arrivée à penser qu’un radis avait une histoire. Je comprenais mieux l’ombre du sourire.

Quelques instants plus tard, alors que j’examinais longuement un chou-fleur en plein champ et que je m’apprêtais à l’arracher du sol à deux mains, le maraîcher, devinant mon intention, s’est approché de moi pour me tendre un couteau. Avec ça, ça ira mieux. Oui, c’est possible, me suis-je dit intérieurement et légèrement vexée.

Je ne sais plus comment mais de fil en aiguille nous avons parlé des cabanes, de celles que nous construisions enfants ou que nous rêvions de construire, pourquoi ce rêve de cabane, un territoire à soi, oui, où nous sommes seuls maîtres à bord, où nous inventons nos propres règles, une sorte d’utopie, où tout reprendre à zéro. Pourquoi ce rêve de cabane quand on est enfant ? Qu’est-ce que ça représentait ? Et est-ce qu’il s’évanouissait réellement, ce rêve ? Voilà les questionnements que nous avions échangés pendant que je découpais cet énorme chou-fleur et que je l’arrachais du sol.

Ma cueillette finie, je me suis promenée au bord de la falaise, j’ai longé la mer à cent mètres à pic. Je suis remontée jusqu’à la ville en passant d’un champ à l’autre. Les goélands planaient au-dessus de ma tête. J’ai suivi, comme tant de fois, avec un mélange d’admiration et d’envie les amples enluminures de leur vol dans le ciel, et me suis étonnée une nouvelle fois de ce sourire ricaneur que je n’ai jamais de cesse de deviner sur leur bec. Comme si leur regard en surplomb de nos destinées ne pouvait que faire naître de leur part ce commentaire sarcastique.

Quand je me suis approchée de la plage, l’un d’entre eux a attiré mon attention, il ne volait pas comme les autres. Sa concentration sur le sol semblait plus vive, il avait l’air de fouiller du regard ce qui se tramait dans la ville, avec une volonté particulière d’y dénicher quelque chose… ou peut-être quelqu’un ? Oui, il avait l’air de chercher quelqu’un dans la foule.

Soudain, je l’ai vu partir en piqué, je l’ai suivi du regard, il a foncé droit sur une jeune femme. Lui a attrapé la manche et l’a tirée jusqu’à la plage.

J’ai souri.

J’ai poursuivi ma promenade. En arrivant dans le centre-ville, j’ai croisé plusieurs panneaux qui annonçait une réunion à l’Hôtel de Ville sur les nuisances causées par les goélands.

Je n’avais rien de particulier à faire, j’ai décidé de m’y rendre.

 

 

SCÈNE 1 – NIDATION(S)

 

Une assemblée dans une salle polyvalente en baie vitrée qui surplombe la mer. Au sol une carte de la ville, vue doiseau. Jade est quelque part dans cette assemblée. Parfois le focus sonore se fait sur elle, parfois il se fait sur le préposé qui essaie tant bien que mal de se faire entendre du haut de sa petite estrade.

 

Larus argentatus : aow kayii kao kao kao

 

Jade : Quand je suis arrivée ici je savais bien que ce n’était pas vraiment une page blanche. On n’arrive jamais en terrain neutre, qu’il y a toujours un petit quelque chose dans l’air qui nous échappe. Un truc pas fini, qui court, nous regarde en coin. Même si ça a l’air prêt à accueillir une nouvelle histoire, on ne sera jamais le premier chapitre. Je l’ai toujours senti ça, partout. Et surtout ici. Tout ce qui va suivre vient d’arriver depuis longtemps. Un peu comme les lumières d’étoiles. On les regarde un soir d’été, persuadé.es d’être totalement et pleinement au présent, mais la lumière qui nous parvient ça fait des années qu’elle a quitté sa source.

 

Larus argentatus : ga ga ga aow kayii kao kao kao

 

Jade : Suis persuadée que toutes celles et ceux qui vont suivre viennent d’arriver depuis longtemps.

 

Larus argentatus : aow kayii kao kao kao Iaou iaou iaou ga ga gaaaaaaa

 

Le préposé : Donc euh… On va commencer. Le micro marche là ? 1,2,1,2 vous m’entendez ? ah… Rémi tu peux monter le… Et là c’est mieux ? Ok. Donc euh merci d’être venus si nombreux pour cette euh ce euh conseil extraordinaire autour de ce sujet qui nous habite, nous, qui euh habitons ici. Je vais… Je vais prendre mes notes euh dans l’ordre. Donc… voilà. Dans notre ville portuai… S’il vous plait ! un peu d’attention s’il vous plait… Merci. Donc, dans notre ville portuaire et maritime, le goéland argenté fait partie intégrante de notre environnement. Pour autant, et nous le savons d’autant plus avec les derniers évènements – certes isolés mais tout de même préoccupants -, sa présence peut être source de nuisances et de détériorations. Il convient donc de contrôler le développement de sa population. Nous vous prions cependant de ne surtout pas intervenir seul.es et c’est la raison de cette assemblée extraordinaire. Les initiatives citoyennes n’ont, par le passé, rien donné de bon. Enlever les œufs des nids entrainerait une deuxième ponte et détruire les nids provoquerait la construction d’un nouveau par le couple nicheur. Et nous savons par expérience que l’effarouchement sonore ou visuel est également totalement inefficace. Je souhaite également signaler à celles et ceux qui logent dans des immeubles gérés par des bailleurs qu’ils n’ont aucune démarche à effectuer auprès de l’administration municipale qui les a déjà sollicités. La situation est totalement kiiiiiiiiiiiiiiiii sous contrôle. L’an passé, 830 nids ont été stérilisés, cela représente brrrrrrrrrr 1600 œufs qui n’ont pas éclos, ce qui n’est pas rien, pour un investissement annuel de 90000 euros. Kaiiiiiiiiiiiiiiiii C’est parce que ggggggrrrrrrrr… Pardon ? Vous ne m’entendez plus ? 1,2,1,2 ggrrrrrkiiiiiiiiiiiiiii ? Rémi s’il te plait, Rémi ? Rémi ? Il est parti où Rémi ? Michelle tu peux allez voir… Excusez-nous hein, deux petites minutes…

 

Jade : C’est ici que je me suis remise à rêver. Ça faisait des années que je ne rêvais plus, que je me réveillais le matin avec un trou noir et plus rien à raconter. C’était d’autant plus troublant que quand j’étais plus jeune je rêvais tout le temps, toutes les nuits, je rêvais même que je volais, je me souviens que j’avais juste à pousser légèrement le sol avec mon pied gauche et que je m’envolais. C’était tellement systématique qu’il m’arrivait de me dire consciemment, en plein jour, quand j’étais en retard pour aller bosser par exemple, que je n’avais plus qu’à pousser légèrement le parquet du pied en faisant des mouvements d’ailes avec mes bras. Ca durait un quart de secondes mais c’était très réel. Et du jour au lendemain ça a cessé. Plus que des nuits vides de vols. Pendant des années.

 

Le préposé : 1,2,1,2 c’est bon là, c’est revenu ? Oui ? Non ? Ok très bien. Mes notes, qui a mes notes ? Merci Michelle. Donc j’en étais euh, oui la stérilisation. La stérilisation se pratique en aspergeant les œufs d’huile de colza qui entraine l’asphyxie de l’embryon, tout en laissant l’œuf en apparence intact. Si les goélands n’ont plus d’œuf, ils pondent à nouveau. Il en est de même s’ils s’aperçoivent que leurs œufs sont morts. C’est la raison pour laquelle est utilisée une méthode qui rend invisible la mort de l’œuf. Grrrrrrrrrrrrrrrkkkkkkkkk. Oh c’est pas vrai ! Rémi ? Michelle ? Qu’est-ce qui se passe là ?

 

Jade : A ce moment-là c’était pas fluide-fluide ma vie, y’avait rien qui marchait comme je voulais. On se dit que les merdes c’est comme les poulets du dimanche, que ça se répartit en parts égales, mais ces dernières années, j’ai tout eu le blanc les cuisses et les ailes. Alors un matin je me suis dit c’est bon quoi je me barre et je vais voir ailleurs. il fallait vraiment que je prenne mes cliques et mes claques, vous savez ce genre de moment où vous avez envie de disparaitre des radars, ciao la compagnie, de recommencer autre chose quoi. La plupart du temps on le dit, on le fait pas et ça passe mais là je pouvais pas faire autrement.

 

Larus argentatus : aow kayii kao kao kao

 

Jade : Alors j’ai pris une carte, j’ai fermé les yeux et j’ai pointé au hasard avec mon doigt. Le lendemain je vois une annonce dans mes prix pile à l’endroit de mon doigt. C’est des conneries ces histoires de signes mais là j’ai fait que constater. C’était au bord de la mer. Avenue Désiré Dehors. Entre la rue du Beau Panorama et le Boulevard Foch. Elle était à un prix défiant toute concurrence, ça existe plus des prix comme ça c’était inespéré. Alors mon doigt, cette annonce, le prix, la mer, j’ai pas réfléchi.

 

Larus argentatus : aow kayii kao kao kao Iaou iaou iaou ga ga gaaaaaaa

 

Jade : Si on m’avait dit ça un jour que je vivrais là où les gens partent en vacances. Après c’est pas les Maldives hein c’est sûr mais c’est la mer quand même et j’avais besoin de voir plus loin. D’ouvrir une porte sur un horizon quoi, n’importe lequel.

 

Le préposé : Bon.. Apparemment c’est un problème de connectique il faut juste que je tienne bien le fil à l’horizontal. Désolé hein le matériel de la mairie c’est pas… Bon bin c’est comme ça. Je voulais juste ajouter avant de laisser la parole à mes concitoyen.nes qu’après plusieurs années d’incubation d’oisillons morts dans l’oeuf, une telle opération devrait entrainer une réduction des densités de goélands nicheurs et de leurs perturbations, les oiseaux se dispersant après plusieurs échecs de reproduction. Il est probable qu’ils se mettent à coloniser d’autres villes que la nôtre. Pour être totalement transparent je dois vous avouer que le travail n’est pas aisé tant les goélands sont intelligents. De nombreux témoignages le confirment ; ils sont capables de reconnaitre la voiture du personnel stérilisateur dans le flot de la circulation urbaine et alarmer leurs congénères. Cependant les dernières altercations qui nous ont été relatées entre des goélands et certains concitoyen.nes -dont nous entendrons le récit tout à l’heure- ne semblent pas directement liées à une défense de nids ou de territoire. Le phénomène étant récent, nous ne pouvons malheureusement vous en dire plus. Plusieurs collègues sont mobilisés sur le sujet à l’heure où je vous parle, il pourrait s’agir d’un même individu, opérant seul. Ses intentions nous sont encore inconnues. Si l’hypothèse de l’acte isolé est confirmée, une fois l’auteur identifié, ce problème spécifique sera évacué. Des interventions ? Parmi vous ?

 

Jade lève la main.

 

Madame oui ? Venez sur l’estrade, on me fait signe. Si, si… à cause du micro. Tenez bien le fil à l’horizontal

 

Jade : Euh…Comme ça… ? kiiiiiiiiiiiiii

 

Larus argentatus : ga ga ga aow kayii kao kao kao

 

 

 

***