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Comme Autrice

Plus ou moins l’infini

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Texte coup de cœur du théâtre de la Tête Noire (Saran) et du CDN d’Orléans, sélectionné par le bureau des lecteurs de France Culture.
Première version écrite en résidence à la Chartreuse (Villeneuve-les-Avignons)
Publié aux éditions Théâtrales, collection répertoire contemporain, 2016.

Dans Plus ou moins l’infini, Clémence Weill questionne les croyances qui peuplent notre époque et leurs dérivés : les tocs et les superstitions. Notre rapport métaphysique à l’existence se retrouve au centre de tableaux empreints d’humour et de gravité, comme autant de courtes nouvelles théâtrales agencées pour proposer un tout.

L’autrice part de faits divers ou de petites histoires recueillies çà et là pour plonger dans nos existences et dans l’infini de nos rituels individuels et collectifs. De la jeune femme qui assiste à l’enterrement de son grand-père sans trop comprendre l’hypocrisie de la cérémonie, jusqu’à cet employé du mois entièrement dévoué au dieu Entreprise, en passant par ce torero mystique, ce champion de ricochets qui voit dans les bonds qu’il imprime à ses petits cailloux une parabole de notre univers, ou ce crucifié de Pâques à Manille… on croise des figures très différentes dont le lien invisible serait la nécessité des croyances quelles qu’elles soient.

Cet ensemble est un puzzle, une constellation, les étapes d’un voyage entre rationnel et irrationnel qui, mises bout à bout, en voix et en chair, formeraient ce rite, codifié et mouvant, sacré et païen, ancestral et contemporain auquel depuis des millénaires des humains s’entêtent à donner vie : le théâtre.

EN SCÈNE :

CRÉATION à Théâtre Ouvert, (Paris) dans le cadre du festival Jamais Lu Paris #1 – Octobre 2015
Mise en voix Martin Faucher Avec : Marc Beaudin, Valérie Dablemont, Marthe Fieschi, Isabelle Mouchard, Augustin Passard, François Praud, Marc Schapira, Anne Seiller, Caroline Stella, Slimane Yefsah

Mise en voix par Coraline Cauchi au festival Text’avril, théâtre de la Tête Noire (Saran) en 2017 et au CDN d’Orléans avec les élèves du Conservatoire d’Orléans.

Mise en scène par Philippe Canales  au NTP (Fontaine-Guérin – 2020-2021) et au Conservatoire National (Paris)  avec les élèves du CNSAD : xxxxxx

« Cela pourrait commencer en distribuant à chaque spectateur une fleur / une bougie / une image… Ils les disposeraient quelque part, ensemble. Ainsi serait créé l’autel autour duquel la suite serait jouée ».

Didascalie d’ouverture de la pièce
Versions scéniques (crédits C. Kaufmann, C. Raynaud de Lage)
Lire un extrait de la pièce
Plus ou moins l’infini, tableau 10

10. Communion

Parent 2 rompt le pain.
Parent 1 met en carafe une bouteille de vin rouge puis sert deux verres d’eau / deux de vin.
Ado 1 sur son smartphone.

PARENT 1.– Vous m’entendez ? Quand j’émets des phrases ? Ou bien je suis comme — une musique d’ascenseur ? !

ADO 1.– T’as hurlé. Je vois pas comment —

PARENT 1.– Je n’ai pas hurlé. Vous m’obligez à hurler. On m’oblige à hurler.

PARENT 2.– La grandeur de la maison oblige à hurler.

Entre Ado 2.

PARENT 1.– Tout de même ! Tu avais entendu ?

ADO 2.– Quoi?

PARENT 1.– Le repas est prêt !

ADO 2.– Je suis là. Je finissais un truc. Je suis là. Tu me passes les con- combres ?

PARENT 1.– Nous allons attendre. Dorénavant
j’aimerais
nous aimerions
que nous attendions.
Nous aimerions que nous attendions ? C’est correct comme phrase ?

PARENT 2.– Que nous attendrions ?

PARENT 1.– Que nous attendissions ?

ADO 1.– Qu’on attende quoi ?

ADO 2.– Vous nous refaites une blague ? Comme le « on divorce » / « ah bah finalement non on s’aime ça va » ?

PARENT 2.– Pose ces concombres.

ADO 1.– J’ai faim!

PARENT 1.– Alors commence. Non pas à manger ! Parle !

ADO 1.– De quoi ? Non mais — sérieux ?

ADO 2.– Je peux pas manger pendant que vous parlez please ?

PARENT 2.– Toutes les familles du monde se retrouvent le soir et prennent le temps de communiquer !

ADO 2.– Tu crois?

ADO 1.– Je crois pas.

PARENT 1.– Le fait que vous pensiez que nous blaguons montre bien à quel point — à quel point —

PARENT 2.– à quel point nous partons de loin.

ADO 2.– (à Ado 1) J’ai loupé un épisode ?

PARENT 1.– Pas de messe basse.

PARENT 2.– De messe basse! De messe basse! Tu avais déjà remarqué ça Cœur? Messe! Messe?!

ADO 2.– J’ai des trucs à finir —

PARENT 1.– Nous voudrions juste
que tous ensemble comme une famille
nous prenions le temps avant de célébrer ce repas de

PARENT 2.– De remercier.

PARENT 1.– De remercier oui pour ce repas.
De remercier ceux qui l’ont fait.

ADO 1.– Ah c’est ça? Pardon. Merci. Ça a l’air bon.

PARENT 2.– Pas nous! Prenons un instant pour penser à tous ceux — et ils
sont nombreux —

PARENT 1.– (Bien plus nombreux que nous ne pensons!)

PARENT 2.– qui nous permettent aujourd’hui d’être réunis pour le partager. L’agriculteur qui a planté ces concombres.
Les a arrosés patiemment.
Les a cueillis.
Puis acheminés —

ADO 2.– Vous allez nous faire toute la chaîne alimentaire là? J’ai des trucs—

PARENT 1.– Le commerçant qui nous les a vendus.

ADO 1.– Et ayons une pensée pour les intermédiaires : merci aux travail- leurs marocains sous-payés qui triment dans la serre où ces concombres espagnols ont poussé
au chauffeur qui a fait deux mille bornes dans un camion consommant 15 litres aux 100
au PDG du supermarché qui les a achetés une misère et revendus avec une bonne grosse marge —

PARENT 2.– Pas de sarcasmes je t’en prie. C’est vrai qu’on peut peut-être remercier — dans les grandes lignes ? Chou ?
Merci pour le pain.

PARENT 1.– Pose ce quignon ce n’est pas terminé!
Merci pour tous les ingrédients présents dans cette entrée que nous nous apprêtons à consommer
merci à l’éleveur
merci à —

PARENT 2.– « Et l’Oscar de la meilleure salade est attribué… »

Ado 1 rigole.

PARENT 2.– Bien. Je crois que nous pouvons commencer. Lapin?

PARENT 1.– Bon appétit mes trésors. Temps. Les quatre mangent. Maintenant
à tour de rôle
racontons notre journée.
Comment s’est déroulée la tienne mon ange ?

ADO 1.– Sérieux ça m’angoisse : on peut arrêter de parler comme —

ADO 2.– comme des évangélistes dans un film gore?

Ado 1 rigole.

ADO 1.– Genre (d’une voix de bande-annonce américaine) : « Jusqu’ici les voisins semblaient parfaits : le père offrait des paniers de muffins / la mère posait des étagères. Ils récitaient le bénédicité et ne se coupaient jamais JAMAIS la parole à table ! »

ADO 2.– Et un jour on découvre qu’ ils ont au sous-sol une salle de torture hyper méga glauque !

ADO 1.– Que c’est des psychopathes !

ADO 2.– Des mutants psychopathes !

Les deux ados rigolent.

PARENT 2.– Bon. OK.

PARENT 1.– Non pas « bon OK ! » Les enfants ça suffit !
Je ne vois pas en quoi essayer pour une fois d’avoir une conversation en s’écoutant fait de nous des personnages de film d’horreur ! On ne s’écoute pas! On ne se raconte plus rien! Je dois hurler une heure pour que vous veniez à table! Le rôti de bœuf trop cuit c’est immangeable! Merde à la fin!

PARENT 2.– Bien. Donc. Il nous semble que ce serait une bonne chose pour tout le monde de fixer — à partir d’aujourd’hui — de demain — des horaires. Et de s’y tenir. Le dîner est à 20 heures.

PARENT 1.– Ou bien vous ne mangerez pas. C’est pas une auberge espagnole ici.

ADO 1.– OK.

ADO 2.– Ça va.

PARENT 1.– Ou plutôt disons que 20 heures est l’heure à laquelle nous nous retrouverons autour de la table. Nous prendrons alors chacun cinq minutes en silence pour remercier.

PARENT 2.– Ou pour réfléchir. Enfin un truc silencieux quoi.

ADO 2.– Ça va.

ADO 1.– OK.

PARENT 1.– Puis nous raconterons notre journée à tour de rôle sans nous couper la parole. On sera libre de parler aussi longtemps qu’on le souhaite et sans interruption.

PARENT 2.– Mais si on a des questions?

PARENT 1.– Oui oui — on pourra se poser des questions Chat. Mais seule-ment quand le récit de la journée sera terminé.

ADO 2.– En levant la main ou —

ADO 1.– Faut soumettre d’avance ses questions ou —

ADO 2.– Est-ce qu’un comité de censure vérifie si nos questions sont blasphématoires ou —

PARENT 1.– Ne soyez pas stupides ! Évidemment. Ce que vous voulez. C’est un repas en famille — pas l’Inquisition.

PARENT 2.– Sauf le vendredi.

ADO 1.– Le vendredi c’est l’Inquisition ?

Ado 2 rigole.

PARENT 2.– Non le vendredi : nous sortirons.

PARENT 1.– Tous ensemble.

ADO 1.– Tous les vendredis ?

ADO 2.– Où?

ADO 1.– Pourquoi ?

ADO 2.– Sérieux pourquoi ?

ADO 1.– Tous les vendredis ?

ADO 2.– Non mais moi j’ai des trucs —

PARENT 1.– Ce sera comme — un rituel.

ADO 1.– Un rituel de quoi ? !

ADO 2.– Sérieux ? !

PARENT 2.– Quand j’étais enfant on allait un week-end par mois sur la tombe de nos grands-parents. À vélo. C’était un rituel. J’en garde de très bons souvenirs. Point.

ADO 1.– On va aller au cimetière?

ADO 2.– Glauque.

ADO 1.– Mais on n’a personne au cimetière ? !

PARENT 1.– On va aller au théâtre.

Silence.

PARENT 2.– Au théâtre. Ou à l’opéra. Ou — à une exposition en nocturne. Ou —

PARENT 1.– Ce sera un rituel culturel.

ADO 1.– Au ciné ?

PARENT 1.– Non pas au ciné. Le cinéma n’est pas assez — rituel.

PARENT 2.– Mais au concert — ça pourquoi pas?

PARENT 1.– Au concert oui bien sûr. S’il y a quelque chose que vous avez envie de voir / ici personne n’est ringard / personne n’est fermé : on prendra en compte vos propositions.

ADO 1.– Je trouve ça cool.

ADO 2.–Tu déconnes? Cool? Sérieux? Tous les vendredis? Tous les vendredis jusqu’à quand ?

PARENT 1.– Nous n’avons pas fixé de limite.

PARENT 2.– Aussi longtemps qu’être ensemble sera une joie. Passe-moi la moutarde Chaton.